Au déclenchement des élections canadiennes, j’ai eu envie de vous partager des réflexions qui m’interpellent depuis un bon moment. Après un été peu actif pour mon blogue, je crois que le timing de ce propos en titre arrivera à point pour aiguiser notre sens critique et notre lucidité collective face aux bombardements d’informations ou d’intoxication informationnelle qui suivront d’ici le 21 octobre prochain.
Je n’ai aucunement la prétention d’être une experte en matière de détournement de langue ni d’être originale en abordant ce propos, mais j’espère ne pas être la dernière à l’évoquer étant donné son importance. À titre d’experte en marketing à l’ère numérique et férue de la réflexion stratégique et prospectiviste de nature, ma passion pour un marketing de sens que je partage depuis 2007 dans ce blogue n’est plus à démontrer. Je prône la Présence pour ceux qui ont le pouvoir, tant les chefs d’entreprises que nos politiciens. Je pense avoir suffisamment côtoyé le manque d’authenticité dans les communications et les actions au cours de ma carrière pour m’exprimer sur ce sujet. Je dois me confesser, j’ai déjà loué mon cerveau pour aider à faire passer des mauvaises nouvelles à de grandes institutions.
Lorsque la fiction rencontre la réalité : la novlangue de George Orwell
La trame de fond du roman 1984 est basée sur une vision bien prophétique du futur. En effet, Orwell avait imaginé dans son Océania fictif, un gouvernement qui détruisait graduellement la langue dans le but de manipuler le sens critique des citoyens. Ainsi petit à petit, chaque nouvelle édition dudit dictionnaire s’appauvrissait de plusieurs mots critiques jusqu’à ce que ces mots qui permettent de réfléchir ne soient plus utilisés. C’était la « novlangue ». Évidemment, dans notre réalité nous vivons le contraire, de plus en plus de mots s’ajoutent à nos dictionnaires, mais de plus en plus de détournement du langage au passage. Nous inventons des expressions bien ficelées pour nous faire accepter l’inacceptable et nous faire digérer des discours indigestes et profondément mal intentionnés. Bienvenue dans notre monde moderne, me direz-vous, mais devons-nous accepter tout ça sans broncher? Devons-nous faire de la fiction de George Orwell la réalité? Déjà, nous devons affronter le langage des émoticônes et des interjections acronymiques d’une pauvreté sans nom que l’ère branchée nous a si bien légués et dont nos jeunes sont si friands. 6 milliards de petits bonshommes sourire, étonné ou fâché, circulent chaque jour d’un écran à l’autre ponctués de quelques mots tronqués. C’est notre novlangue à nous.
Le détournement du langage au 21e siècle
Depuis la nuit des temps, les dictateurs connaissent le pouvoir des mots. C’est d’ailleurs la meilleure arme de la politique et un héritage des plus grands despotes de l’humanité. Celui qui sait valser avec les mots sait aussi cacher les véritables maux et influencer les citoyens, fidèles et employés à prendre la direction souhaitée. C’est un peu comme si la programmation neurolinguistique avait été inventé par des esprits machiavéliques au service d’intérêts ciblés. Pourtant, bien utilisé, le pouvoir des mots peut faire énormément pour changer une journée de pluie en une journée d’opportunités.
Toutefois, l’abus de langage et le détournement de la langue sont trop utilisés au point que nous les acceptons avec un certain cynisme. Les entreprises prennent une loupe pour mettre l’emphase sur un mot « punch » qui met en valeur un avantage parfois réel ou souvent exagérément amplifié. En contrepartie, les avertissements lorsqu’indiqués sont en petites lettres tellement illisibles, qu’ils sont invisibles. La pratique de l’écoblanchiment (greenwashing) est un véritable fléau poussé par les tendances à la mode dont les entreprises tentent de prendre avantage. Oui, le produit X ou Y est fait de quelques matières recyclables, mais il a fait le tour du monde avant d’arriver dans votre maison et il a utilisé des milliers de gallons d’eau et son obsolescence programmée le destine aux dépotoirs dans très peu de temps. Certains osent appeler ça du marketing. Une entreprise peut aussi vanter les mérites d’une restructuration alors que le vrai mot devrait être : purge d’employés indésirables ou à remercier à cause des coûts trop élevés. Et la liste des mots détournés en affaires ne rivalise pas avec ceux dans d’autres domaines.
En politique, le choix des mots est crucial. Ainsi, pouvons-nous entendre ad nauseam les expressions issues du mot assurer : « pour s’assurer », on vous « rassure », « on va s’assurer », « soyez rassurés » etc. Les coachs de politiciens engagés afin d’enseigner la langue de bois médiatique ont un sérieux manque de vocabulaire, mais un objectif précis : tourner autour du pot et vous « rassurer ». Le cynisme est malheureusement bien mérité, car les politiciens ont tellement peur d’être dans le club des mal-cités, qu’ils préfèrent vous rassurer et ne rien dire. Je vous épargne leurs expressions inventées en campagne électorale pour vous marteler un message précis, vous pourrez les constater par vous-même dans les prochains 40 jours. Apparemment, c’est notre faute chers citoyens, nous ne sommes pas capables d’enregistrer des messages trop complexes, il faut simplifier, paraît-il. Même discours pour les consommateurs, nous sommes trop facilement étourdis. Un seul message ça suffit! Quelques mots choisis de façon stratégique et répétés à chaque occasion. Voilà la bataille des élections; quel message fera son chemin jusqu’aux recoins de votre cerveau? Si vous lisez encore ce billet, ce n’est pas de vous dont je parle de toute évidence. 😉
Que dire des religions qui endoctrinent des fidèles avec les mêmes paroles répétées depuis la nuit des temps. Des prophètes qui ont eu le sens de la communication de toute évidence. Mais des émules qui n’ont pas évolué comme si leurs prophètes d’il y a 2000 ans n’auraient pas trouvé la sagesse d’évoluer s’ils vivaient en notre temps. Alléluia ou amen! C’est le sens du punch! Des détournements de langage inévitables, car tout a changé. Pensons à la femme qui a évolué péniblement au fil du temps aux côtés du rang des hommes dans le monde moderne et qui est encore une possession pour les autres arrêtés dans le temps. Faut-il être déconnecté pour croire que les mots des prophètes ont encore le sens littéraire des mots choisis jadis? Imaginer que des prophètes qui ont enseigné l’amour des autres ne seraient pas en mesure de proposer plus d’ouverture des millénaires plus tard? C’est une véritable offense à leur héritage.
Et la liste est encore longue des détournements de la langue et des abus de langage. Lorsque nous disons une chose, son contraire est automatiquement possible. C’est le choix des mots et leur signification qui font toute la différence dans le discours populaire. Imaginez si le mouvement pro-vie était le mouvement anti-choix?
Si tout ça n’est pas du détournement de langage et de l’abus des mots, je vous invite à écouter cette capsule vidéo de France Culture pour vous en convaincre. Vraiment très intéressant. (vous serez dirigé vers votre compte Facebook)
Je cherche d’ailleurs le nom d’un nouveau mouvement français né pour dénoncer le détournement et les abus de langage, une vidéo passée dans mon fil Facebook qui m’a inspiré en partie ce billet. Google ne m’a pas beaucoup aidé. Peut-être vous? Depuis la publication, un nouvel article va dans la même direction et nous fait part de l’effet de Flynn qui mesure la hausse du QI depuis les années 60 qui soudainement s’est inversé… le QI diminue à cause de l’appauvrissement du langage!!!
Un problème amplifié avec les outils technologiques
Si ce problème m’interpelle depuis quelque temps, c’est particulièrement à cause de l’inertie des gouvernements face à la réglementation des communications sur le Web. Si un politicien comme Trump peut canarder le monde à coup de tweets assassins dans le confort de sa belle maison blanche impunément et de façon irresponsable, imaginez ce que peut faire impunément la horde de pirates informatiques à la solde des gouvernements illégitimes, immoraux, et probablement employés par les gouvernements légitimes aussi. Croyez-vous que le Brexit serait sur la sellette si le référendum n’avait pas été influencé? Que Trump serait au pouvoir si les médias sociaux n’avaient pas été manipulés? (Ajout: ceci est tout de même rassurant, un groupe de 20 personnes surveillent les médias sociaux chez Élections Canada)
Si Facebook et compagnie semblent décidés à faire quelque chose à ce sujet à force de scandales et pénalités, qui validera les algorithmes et leur logique à deux cents? Si nous commençons à douter de la démocratie à chaque résultat électoral, vous imaginez le chaos? Regardez ce que Hong-kong vit en ce moment, la démocratie est une utopie et heureusement le monde connecté permet un certain équilibre du pouvoir.
J’ai reçu récemment une vidéo sur mon fil Facebook de Justin Trudeau habillé à la sauce locale lors de ses multiples sorties, le tout commandité par le parti Conservateur. Pourquoi suis-je une cible? Qui décide que je vois cette absurdité? Oui, la publicité permet le choix de l’audience, mais qui priorise les audiences puisque les budgets ne sont pas illimités ? Bref! Facebook et le GAFAM ont le pouvoir d’influencer toutes formes de publications et donc les élections.
Après avoir tué les médias locaux, le GAFAM a la voie libre plus que jamais pour nous servir n’importe quoi. Mon père et trois autres membres de ma famille sont retraités du Groupe Capital Médias, leur retraite est en jeu parce que l’information locale ne trouve plus preneur auprès des annonceurs. Signe des temps peut-être, mais réalisons que ce combat est le même que les agriculteurs et la production locale, tous unis contre le même phénomène de concentration des pouvoirs et des oligopoles. Un peu d’espoir, Eurêka! 40 états américains se joignent pour lancer une enquête antitrust sur les pratiques de Google. Cette nouvelle est presque rassurante, mais c’est trop peu, trop tard. Le mal est fait. 117 milliards de profit, c’est presque 10% du PIB du Canada, et plus que le PIB du Maroc. Tout ça pour une seule entreprise?!! Si tout ça ne ressemble pas à Océania du roman 1984, je me demande que nous faut-il pour s’éveiller aux conséquences d’une telle concentration de pouvoir? Ajout: (Google fait un pas dans la bonne direction en voulant favoriser le journalisme d’investigation)
Et je suis coupable aussi. Mes choix médias pour mes clients sont 95% dans le Web. Mais comment justifier des placements média dans ces petits journaux lorsque les placements média sur Facebook et Google Ads sont si faciles à gérer et à contrôler? Faut-il recommencer à croire que l’information a un prix et si nous ne le payons pas, ce sont les emplois et la retraite de nos proches qui en paieront le prix. La Presse a été sauvée in extremis, mais combien d’autres morts avant et après? Faut-il refuser la fausse gratuité de l’information en ligne? Des solutions s’imposent. Une partie de nos taxes pour une information dénudée de biais avec une horde journalistes libres et rémunérés pour un travail honnête?
L’intelligence artificielle annonce des moments critiques pour la démocratie
J’aimerais bien que cette campagne électorale me propose un peu d’espoir et qu’aux côtés de l’urgence climatique, qu’on me parle aussi de l’urgence numérique. Le Canada s’est refusé à taxer NetFlix, et nous hésitons à mettre des entraves législatives au GAFAM. Avons-nous raison d’avoir peur d’en subir les conséquences avec leur pouvoir démesuré et anormalement élevé? J’écoute la série « Designated Survivor » et dans la saison 3, le président, joué par Kiefer Sutherland, livre un discours électoral que j’aurais tellement aimé entendre dans la bouche de nos politiciens sur la nécessité de prendre les devants dans cette folle course à l’intelligence artificielle et autres outils d’esclavage numérique. Dans ce cas, la fiction est plus lucide que la réalité.
Déjà, les algorithmes opaques se jouent de nous et les pirates se déjouent d’eux, imaginez lorsque l’intelligence artificielle avec l’apprentissage profond va s’installer pour me servir les infos triées spécialement pour mon niveau d’ouverture et d’intérêt. Plus je réagis, et plus l’IA apprend et s’améliore d’une fois à l’autre. Quel est le destin possible pour l’humanité si nous acceptons cette voie? Que dirait une intelligence artificielle face à ce dilemme cornélien? Une intelligence artificielle programmée pour des décisions neutres et intelligentes refuserait sans doute ce sort pour l’humanité au risque de sa propre existence. Imaginez que l’IA apprenne, tôt ou tard, le détournement de la langue et l’abus de langage, comment pourrions-nous ne pas être assimilés à une forme de pensée aplanie et prévisible? Comme un jeu d’échecs où chacune de nos publications annonce notre état d’esprit et ce qu’il faut que l’IA nous propose pour l’influencer…et c’est déjà bien amorcé. On ne peut pas laisser ce pouvoir dans les mains d’intérêts mercantiles, pas plus que dans les mains d’intérêts politiques, que faire? Il faut instaurer dès aujourd’hui de la gouvernance et des limites, c’est urgent. Et comme la bombe nucléaire, c’est avant qu’il faut penser aux conséquences et instaurer des limites et non après avoir appuyé sur le bouton.
Durant cette campagne, posez des questions. Après les scandales de l’utilisation non autorisée de nos données par Facebook, le vol de nos données chez Desjardins et encore des dizaines d’autres anomalies liées à la protection des données personnelles et les algorithmes manipulateurs de l’information qui s’ajoutent, la transparence s’impose et notre protection personnelle devient un enjeu critique. Personne en parle, c’est inacceptable de balayer ces enjeux sous le tapis.
Exigeons notre droit d’être informé localement, notre droit à être protégé pour notre vie privée et nos informations personnelles, exigeons que le GAFAM remette une part des profits dans les localités qu’elles pillent de leurs commerces locaux, de leurs informations locales et de leur vie privée. À quand un gouvernement qui mettra le pied à terre et dira : c’est assez!
Si nous avions agis proactivement avec le climat, nous ne serions pas dans la dégradation actuelle des ressources de notre planète. Ne faisons pas la même erreur que notre inertie avec le GAFAM, il y a 20 ans, et exigeons des balises au développement de l’intelligence artificielle pour le fléau qui s’annonce dans les prochaines décennies. Il faut élever nos propres standards pour refuser ce qui ne les rencontrent pas. Il faut exiger des chefs de la Présence.
PS Bonne campagne électorale et rappelez-vous que la démocratie est un droit qui a coûté la vie à plusieurs de nos ancêtres, que les femmes du Québec ont le droit de vote depuis 1940 seulement et que trop de femmes ailleurs dans le monde, comme des hommes n’ont pas leur droit de vote.
Je suis tellement d’accord avec toi et je suis triste aussi en lisant ton billet. La société réagit trop lentement, pourquoi? Pour garder ses pouvoirs établis, les politiciens n’arrivent pas à élever le débat. Ceux qui veulent le pouvoir attaquent et ceux qui l’ont se défendent. On dirait que personne, sauf quelques lucides ne voient arriver le tsunami. Bon, la question que je me pose toujours, quoi faire…merci d’être la! J’essaie d’être une meilleure,personne, c’est ma contribution.
C’est déjà très bien de faire le contrepoids du bon sens pour l’équilibre… thumbs up!
Je suis tombé complètement par hasard sur votre article ce matin et je me dois de vous dire que je suis à la fois heureux et soulagé de constater que je ne suis pas seul à me questionner sur ces sujets.
Dans la basse cinquantaine, j’ai vécu et vis toujours la révolution du numérique qui, un peu à l’image de la révolution tranquille des années 70, est en train de transformer notre société.
Le « pouvoir » , lire ici de la royauté des siècles passés jusqu’aux gouvernements modernes et, à un niveau inquiétant les méga-corpirations, a toujours manipulé le « message » afin d’amadouer le peuple et en garder le contrôle. Avec la révolution numérique, la vitesse de l’accès à l’information de même que la possibilité de cibler les récipiendaires des messages, permettent au pouvoir de, non seulement atteindre les cibles avec une rapidité et un efficacité déconcertante, mais également de façonner la pensée. 1984 avait vu juste !!
Je ne dis pas que l’ère du numérique est complètement néfaste car il y a bien du positif à y retrouver au quotidien, mais je crains pour la libre-pensée et la réflexion … on a l’impression parfois que les opinions de tous et chacun(e)s sont asseptisés selon le mouvement social et/ou mouvement politique auquel on choisit de souscrire….. tout est noir ou blanc …. il n’y a plus de nuance ni de couleurs.
Merci pour votre excellent blogue, il chatouille ma soif de réflexion !!
Merci pour ce commentaire à la fois pertinent et articulé, moi aussi ça me soulage d’entraîner un écho réflectif dans cet univers compartimenté entre les différents auditoires passifs er heureusement aussi réactifs et conscients comme vous! Exigeons des changements de priorité chez nos gouvernements!
Merci de partager!
Sylvie:)